- NATION - La construction nationale
- NATION - La construction nationaleChercher à discerner, sur la base de l’observation des nations «en train de se faire» (selon l’expression des sociologues latino-américains), les caractéristiques, les éléments constituants – éventuellement les moments – de ces «constructions nationales», s’efforcer simultanément de remonter dans le temps, de vague en vague, jusqu’aux premières nations historiquement admises, afin de tenter d’en découvrir un modèle général, voire universel, fait apparaître plusieurs postulats. En premier lieu, si la nation est bien «construction», elle ne saurait être considérée comme un donné, une manière de groupement «naturel», qui serait à envisager, dans la pratique politique, comme une fin en soi: cela conduirait à justifier une quelconque déviation nationaliste, déformation du principe national. Ensuite, les coïncidences constantes que révèle l’apparition des nations interdisent de songer à une naissance plus ou moins fortuite de ce mode de groupement, et donc, comme on l’a plus ou moins envisagé lors de l’apparition des premières nations, antérieurement aux «vagues», la nation ne peut être le résultat de la seule volonté d’hommes providentiels agissant dans le cadre de frontières dites naturelles. Enfin, le fait que les nations naissent par vagues amène à penser que la dynamique de leur construction ressortit à deux formes, l’une externe, liée aux actions de pouvoirs politiques étrangers à la nation en construction, l’autre interne, liée aux forces nationalitaires elles-mêmes.Que l’on puisse parler de «vagues de constructions nationales» ne semble pas niable: la plus récente, et qui est encore en cours, est celle qui, au milieu du XXe siècle, s’est greffée sur le processus de « décolonisation », essentiellement afro-asiatique. Elle est précédée, au milieu du XIXe siècle et au début du XXe, par ce que l’on a nommé «éveil» (ou «réveil») des nationalités, phénomène qui a touché surtout l’Europe centrale et l’Europe orientale, ainsi que l’Italie. La première, au début du XIXe siècle, voire à la fin du XVIIIe, est américaine (Amérique anglo-saxonne, mais principalement Amérique ibérique). On peut considérer ces données comme une réalité scientifiquement établie. Pour la période antérieure à ces trois vagues, il faudra probablement s’en tenir aux hypothèses, encore que certains éléments des constructions nationales des deux ou trois derniers siècles soient repérables dans des temps plus lointains, mais ne relèvent pas directement de l’analyse sociologique proprement dite.Disparition des empiresUn premier élément (premier moment) de la construction nationale paraît être l’amenuisement progressif, jusqu’à leur dissolution finale, des empires. Dans les trois vagues envisagées et les précédant dans le temps, on retrouve des empires en déclin: empires français et britannique pour la troisième vague; empires russe, austro-hongrois et ottoman pour la deuxième; empires espagnol et portugais pour la première. Ces empires étaient construits sur le «privilégiement» à base raciale, religieuse ou politique selon le cas, d’une ethnie, celle du dominateur ou du colonisateur. Tel est le premier phénomène, la première constante.Refus du privilégiement ethniqueL’élément précédent est d’autant plus important qu’il permet l’apparition d’un second: face à ce privilégiement, un changement d’attitude de ceux qui, sous des formes et à des degrés divers, pouvaient s’en considérer comme les bénéficiaires assurés ou comme les victimes momentanées. Et ce, qu’il s’agisse de fractions de l’ethnie privilégiée (créoles des empires espagnol ou portugais, membres des treize colonies anglaises d’Amérique) ou qu’il s’agisse de populations allogènes dominées ou colonisées: Slaves, Bulgares, Magyars, Moldovalaques, Hellènes... des empires européens; Africains, blancs ou noirs, Asiatiques des empires coloniaux britannique ou français ou encore de l’empire portugais. L’attitude vis-à-vis du privilégiement peut varier dans ses formes: elle n’en demeure pas moins une remise en question de son idée même, telle qu’elle se manifeste concrètement. La première forme de cette contestation, de la part de fractions émigrées de l’ethnie privilégiée, se traduit par deux attitudes, éventuellement complémentaires. D’un côté, le rejet, souvent pour des motifs économiques (guerre du Thé ici, divergences économiques et douanières là), de la dépendance des émigrés vis-à-vis du pouvoir central, rejet aboutissant politiquement à la sécesssion; d’un autre côté, l’appropriation de cette même idée de privilégiement par les émigrés, au détriment des populations indigènes (soutenues souvent par les monarchies des métropoles contre ces mêmes émigrés), et le résultat en est la confiscation du principe national, excluant les indigènes. Les treize colonies donnent, sous cette forme, naissance à la nation américaine «en construction» des États-Unis d’Amérique et, à l’origine au moins, les pays issus des empires espagnol et portugais adoptent la même attitude. La deuxième forme de ce refus du privilégiement ethnique, là où les populations autochtones n’avaient été ni décimées, ni maintenues en totalité en un état sous-humain (Empires européens, empire colonial français ou empire britannique), est le rejet, par la classe politique ou l’intelligentsia autochtone, de la politique dite d’assimilation: il n’est plus possible de parler de sécession; il s’agit de l’apparition au grand jour de formes politiques nouvelles entre les mains des autochtones, classe politique et intelligentsia, formées, toutes deux, à la fois par les principes directeurs venus du cœur des empires et par les faits concrets des pays – terre et hommes – dominés ou colonisés. Cette seconde forme de rejet de l’assimilation, c’est-à-dire d’une identité nationale autre que la sienne propre, en gestation dans ce refus même, représente le cas, numériquement majoritaire, des nations en construction de la troisième vague (afro-asiatique) et de la deuxième vague (européenne).Rôle de l’intelligentsiaL’intelligentsia et la classe politique, chacune embryonnaire et limitée en nombre, mais particulièrement remarquable en qualité, ont joué un rôle prioritaire, sinon unique au début, dans le processus d’émergence des nations des deuxième et troisième vagues. On n’en finirait pas de citer les noms des leaders de la troisième vague; l’extraordinaire qualité du développement culturel des leaders allogènes (serbes, tchèques, bulgares, polonais...) à l’intérieur des empires qui ont donné naissance à la deuxième vague (popes, instituteurs, autodidactes...) n’est plus à démontrer; il en va de même des têtes de la vague américaine de constructions nationales (créoles notamment, mais aussi quelquefois Indiens par la suite). Dans chaque cas, on se trouve en face d’hommes façonnés par l’étranger, par la pensée ibérique, germanique, russe ou française, vis-à-vis de laquelle ils vont devenir, au moins partiellement, étrangers, parce qu’ils auront découvert, en eux-mêmes d’abord, chez leurs peuples ensuite, des spécificités, réelles ou arbitrairement posées, qui permettront de faire apparaître une nation.Le rôle des massesLes masses (même dans sa négativité, ce quatrième élément, ce quatrième moment est important) restent encore en dehors du jeu qu’elles ne font que contempler de loin, quand même elles ne s’y opposent pas. Comment en serait-il autrement? Les traditions, coutumes, langages et relations de domination ont maintenu les divisions, sinon l’hostilité entre les populations; la culture étrangère ne les a pas touchées – ou de façon superficielle et dans une perspective syncrétique qu’elles ne sont pas à même d’analyser – par manque de liens avec le colonisateur, par manque de communication profonde, sinon de contacts demeurés extérieurs et superficiels; les différences de niveau et de genre de vie les ont séparées de l’intelligentsia et de la classe politique consciente. Elles restent passives, indifférentes, au moins dans une première phase des luttes qui viseront à une libération individuelle plus qu’à une libération nationale, et de toute façon pas encore à une construction nationale. En une seconde phase, l’intelligentsia politique, qui dominait mal ces groupes ethniques, y compris ceux dont elle est issue, va les coaguler, progressivement, morceau par morceau, en un agglomérat humain, sous l’emprise d’un mode élémentaire de charisme, correspondant à l’affectivité dominante de ces ethnies. Ce regroupement s’effectuera aussi sous l’emprise de l’action: guerrière lorsque la libération nationale l’aura exigée à un moment ou à un autre du processus de construction nationale; politique en d’autres lieux et à d’autres moments. C’est, peut-être, à cet instant précis de la fusion charismatique et militante de l’intelligentsia et des populations incultes dans une action où le mythe peut jouer que naît véritablement la nation. Entre intelligentsia et masses, on rencontre partout, en des moments différents, des intermédiaires; pour le dominateur, c’est le «terroriste», le «bandit»; pour le dominé, c’est le «combattant», le «héros». Ouskoks , haïdouks , comitadjis , fellaghas , feddayin , issus habituellement des couches populaires les plus éduquées, sont les chaînons essentiels entre classe politique et masses dans l’apparition du sentiment national, sans lequel le principe national intellectualisé du penseur ne serait, concrètement, politiquement, rien. Les trois vagues, y compris la vague américaine sous ses formes spécifiques, comportent cette triade: intelligentsia-bandit héroïque-masse, triade fondamentale dont chacun des termes est indispensable au développement complet des processus de construction nationale.Récupération du passéDans tous les cas, il y a, en vue de la réalisation du fait national, quelque chose à récupérer. Ce phénomène de récupération est des plus importants, visant à recouvrer une sorte de paradis perdu: anciens royaumes, empires passés, formes politiques coutumières que dominations ou colonisations ont apparemment engloutis, mais que la mémoire collective a conservés vivants, dix fois déformés et par là même idéalisés. C’est d’autant plus vrai que ces formes politiques étaient davantage structurées, et que le moment de leur disparition est plus proche, sinon dans la chronologie concrète, du moins dans la tradition orale. Si la référence aux formes politiques aztèques ou quichuas ou autres ne furent que des mobiles sans importance (ou dont il convenait même d’achever la destruction, comme le firent les leaders créoles de l’Amérique latine), si les Frères des treize colonies construisirent à partir de rien (mais, on le sait, il s’agissait de sécession libératrice d’abord, de reconstruction ensuite), il n’en fut pas de même durant la deuxième vague, ni durant la troisième. Ici et là, à plus ou moins grande distance, sous une forme mythique ou dans un cadre historique, perçu comme une durée pouvant englober le présent, le souvenir des temps antérieurs à la domination ou à la colonisation était vivant. On ne tient jamais assez compte de ce que, pour simplifier, on nomme la «mémoire collective» des populations, et pas davantage de la brièveté de la période de colonisation, notamment dans les pays de la troisième vague. Ce n’est qu’en fonction du rapport des générations que s’effectue, partout et toujours et a fortiori dans les pays de tradition, qui sont essentiellement des pays de respect, le changement. Il en fut ainsi, sous des formes et avec une intensité différentes, en Asie du Sud-Est et même en Afrique du Nord: partout, sous l’influence des leaders, apparut quelque chose à «récupérer», à faire revivre, quand ce n’était pas seulement à perpétuer. Et même durant la deuxième vague qui fut européenne, alors que l’Empire bulgare du tsar Siméon datait de dix siècles, alors que l’Empire serbe des Némanides datait de six à huit siècles, le phénomène de «récupération» ne fut guère moindre, la coupure entre leaders et populations y étant d’ailleurs moins grande. À plus forte raison, lorsqu’il s’est agi de la Pologne, voire de la Bohême, royaumes passés, dissous dans les empires, mais antérieurement bien structurés. Dans deux, au moins, des trois vagues, ce phénomène de «récupération» est aussi important que constant et représente un élément notable, un moment fort des constructions nationales. Faut-il rappeler cette tendance erronée de quelques intelligentsias révolutionnaires à néantiser la période coloniale dans la reconstitution historique de leurs nations, à en faire table rase, à relier directement le présent à un passé lointain, mais conservé, par-dessus la phase coloniale? Ce phénomène, voué, bien sûr, à l’échec, était d’autant plus compréhensible que la phase coloniale avait été plus brève, les contacts colonisés-colonisateurs plus minces, la survie des traditions et coutumes plus nette. Et les leaders moins «dénationalisés» et politiquement plus adroits.Récupération de l’espaceL’effort pour récupérer l’espace renferme plus de contradictions que la récupération du temps. Dans l’ensemble, les frontières des nouvelles nations en voie de formation se sont greffées sur les frontières héritées de la colonisation ou de la domination étrangère. Les partages malheureux – Katanga, Biafra, Pakistan, Tchad, par exemple – et toutes les situations où le feu couve, se soldent généralement par des échecs, du fait de l’hostilité unanime des leaders en place, mais aussi du fait des tentatives d’unification plus vaste dans un cadre fédéral ou confédéral (africain, par exemple). On se trouve confronté à deux tendances contradictoires. La première est marquée par la prédominance d’une politique des ethnies, dont l’une, principale, doit donner naissance, par quelque amalgame avec d’autres («surgescence» du privilégiement des empires, mais aussi phase régulièrement constatée dans la construction des nations «faites»), à la nation considérée comme phénomène prioritaire. On peut citer, à titre d’exemple, l’Algérie, avec le discutable amalgame arabo-berbère, le Sénégal aux mains des Ouolofs, Madagascar dominé par les Mérinas, le Tchad sous l’égide des groupes ethniques du Sud, et, naguère, le royaume des Serbes, Croates et Slovènes, où l’élément serbe disposait de la primauté, la Tchécoslovaquie plus tchèque que slovaque, les pays latino-américains, ou plus encore amérindiens, sous l’hégémonie, selon le cas, des créoles ou des métis.Dans la seconde tendance prédomine une perspective de bien plus large envergure devant aboutir à une forme d’«États-Unis» dans lesquels, à très long terme, les ethnies puis les «nations-États» se fondront, au moins superficiellement, en vue d’un plus ample développement économique.En fait, c’est vers des frontières du premier type – héritage colonial, mais aussi héritage traditionnel – que les nations «en construction» se dirigent d’abord, en ne perdant pas de vue, par-delà les frontières coloniales, le souvenir des anciens conglomérats nés de l’extension des empires passés. Ici, empires et royaumes précoloniaux; là, empires coloniaux: anciennes vice-royautés du Río de la Plata, du Pérou, de la Nouvelle-Grenade, du Mexique, ou encore anciens gouvernements généraux de l’Afrique occidentale, de l’Afrique équatoriale française, de l’Indochine, ou des Indes néerlandaises. Ailleurs, des alliances, éventuellement passagères, parce que plus ou moins imposées de l’extérieur, telles que la Petite Entente, l’Entente balkanique, la Fédération danubienne, ont perpétué le souvenir des trois Empires européens démembrés au cours de la deuxième vague (Empires russe, austro-hongrois et ottoman). Mais, ni futurs «États-Unis», ni «alliances», ni «ententes», ni «organisations» (Organisation des États américains, par exemple), et pas davantage l’existence des «blocs» – on rappellera la tendance «nationale» roumaine, le «schisme» yougoslave, la «normalisation» tchécoslovaque – ne font disparaître les formes politiques existant au moment de la proclamation des indépendances, même si les frontières d’alors ont quelque relent colonial. Il en est ainsi pour les États latino-américains (devenus nations par la suite), organisés à partir des limites d’une vice-royauté (Mexique, Brésil), mais aussi et surtout à partir d’une division administrativo-ethnique de plus petit diamètre (capitaineries générales du Guatemala, du Venezuela, du Chili, de Saint-Domingue). Les «rectifications» nationales sont venues plus tard.Cela est encore plus vrai pour les États de la deuxième vague organisés, au départ, sur la base de divisions administratives, qu’elles soient turques, russes ou germaniques (pachalik turc de Belgrade, voïvodies «polonaises» d’administration russe, banovina de Croatie, royaume de Bohême). Ces divisions étaient «nationales» d’une manière sous-jacente. La liste serait longue des frontières «héritées» du dominateur et qui furent «rectifiées» au nom du principe des ethnies ou du «droit des peuples à disposer d’eux-mêmes». Depuis les guerres balkaniques jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, la politique européenne fut animée, sous le nom de «rectifications de frontières», par le principe des ethnies qu’il fallait resituer en tant que telles dans le cadre double des nouveaux États et des souvenirs des anciens empires, voire de formes politiques antérieures à eux; il en alla de même, durant une bonne partie du XIXe siècle, des adaptations récupératrices des nations «en construction» de l’Amérique ibérique, ou mieux ibéro-indienne. Et, en cette fin du XXe siècle, ce sont les frontières étatiques de la nation polonaise qui sont définitivement fixées, elles qui, au cours des siècles, ont tellement varié du nord au sud et de l’est à l’ouest. Sans parler des frontières de ces nations qui, dans le monde entier, se construisirent sous l’égide d’États se réclamant d’idéologies contradictoires: telles les deux nations allemandes, les deux nations coréennes, les deux nations vietnamiennes. Dans cet ensemble de délimitations discutées, il s’agit d’un choix non proclamé, mais réel, entre les motivations économiques allant dans le sens des anciennes frontières, traditionnelles, impériales ou coloniales, et les motivations politiques à base ethnique de frontières limitées, prioritaires dans le temps et prioritaires dans la valeur politique qui leur est attribuée. Cette alternance est constante dans le processus de construction nationale. Pour comprendre, il faudrait renverser l’aphorisme classique et dire: Primum philosophare, deinde vivere .Reconnaissance extérieureCependant, le processus de construction nationale ne débuterait même pas sans le phénomène de reconnaissance extérieure: une nation ne se développerait pas, et à plus forte raison l’État qui la soutient, sans l’accord des autres. Il lui faut entrer dans le club international pour véritablement naître, c’est-à-dire apparaître au grand jour. Rien ne serait véritablement réel sans l’accord de l’étranger: paradoxalement, l’«égotisme nationalitaire» serait une forme de solipsisme sans l’accord d’autrui; la Pologne en fut le meilleur exemple, et il n’est pas nécessaire de nommer les nationalités aujourd’hui en surgescence ou en reviviscence et qui ne s’actualisent pas. La recherche de cette «reconnaissance», politique d’abord, économique ensuite, diplomatique enfin, a d’ailleurs été, consciemment ou non, l’un des principaux soucis des leaders «nationalitaires». Cela s’est réalisé sous les formes les plus diverses, mais toujours par l’intermédiaire de groupes qui se sont constitués en pouvoir politique, quel que soit le nom que ces groupes s’attribuent (Comité national, Conseil national, Junte libératrice), en quelque langue et en quelque temps que ce soit au cours des trois vagues. Au milieu de la multiplicité concurrentielle de ces comités, des rivalités de clans, de factions, de clientèles, au mieux d’idéologies, celui qui sera «reconnu» disposera du pouvoir, d’abord clandestin, puis semi-clandestin, officieux, et enfin officiel. Avec la «reconnaissance» apparaissent les éléments terminaux de la naissance nationale, les éléments initiaux de la construction nationale, les étais de la nation encore malléable, non durcie.Constitution du partiAujourd’hui, le premier étai structurant est le parti, groupement politique disposant, à des degrés divers, d’une mystique, d’un programme, d’une implantation et qui, peu à peu, va se transformer en groupe structuré, stable, ayant d’autant plus tendance à se confondre avec l’État naissant qu’il existait, en filigrane, avant lui. Il en fut, sous des formes et des noms divers, toujours ainsi: ce sont des groupes, voire des quasi-groupes, de type idéologique, religieux, militaire, ou même, comme on le voit dans la période actuelle, la synthèse de ces trois types, entraînant des luttes d’idées soutenues par des guérillas qui amènent à la «reconnaissance» de leurs représentants comme représentants de la nouvelle nation. Sous des formes variant avec le temps et les lieux s’établissent des structures internes à la nation, structures au dynamisme puissant et qui coaguleront les sentiments encore épars des masses nationales autour de l’intelligentsia, puis autour d’une classe politique qui n’est plus embryonnaire (parti unique ou front de divers groupes idéologiques, au sein duquel l’un d’eux est prépondérant). En remontant dans le passé des trois vagues, on trouve toujours, face aux deux perspectives de la prise du pouvoir et de la construction nationale, cet élément, dont seul le vocable change. On constate aussi la propension du parti ou du front à se substituer à l’État, qu’il modèle en fonction de son idéologie propre, des tendances traditionnelles de ses commettants et des impératifs de ceux qui, à l’extérieur, «reconnaissent» le pouvoir naissant de la nation et de l’idéologie sur laquelle il s’appuie.Le rôle de l’ÉtatIl serait facile, à ce stade de la construction nationale, de comparer la nationalité diffuse, en voie de durcissement en nation plus ou moins stabilisée dans ses structures, à un ciment plus ou moins lent ou rapide à «prendre» et dont les fers internes seraient le parti et le coffrage extérieur serait l’État.Ce «coffrage», lui, a probablement, et jusqu’à l’hypothétique «dissolution de l’État», toute chance de demeurer permanent. Au cours des trois vagues, le rôle de l’État fut prépondérant.On citera des exceptions, qui ne manquent pas, cependant, de laisser paraître, plus souterraine ou plus actuelle, l’action de l’État. La «nation» polonaise s’est maintenue, malgré ses partages en trois États; mais ces États étaient étrangers et, par ce caractère même, contribuaient à durcir le ciment national autour des fers internes de la classe politique polonaise, sinon des partis, du moins des groupes idéologico-religieux polonais. Les États-Unis sont nés, comme l’indique leur dénomination même, sur la base de l’État, mais une «nation» – anglo-saxonne et protestante – préexistait à l’union qui, par la suite, en fonction des immigrations allogènes, dut construire une nouvelle nation qui est encore – on ne le voit pas assez – «en train de se faire» au travers de l’État. La France est une troisième exception, «nation éternelle» aux «frontières naturelles», accomplissant, per Francos, gesta Dei ; toutefois cette nation, aux accidents multiples, aux divergences sans cesse renouvelées, n’a pu entamer si tôt le processus historique de «construction» que par la volonté permanente de l’État, assurée à travers monarchies, empires, républiques. Depuis trois siècles, c’est bien l’État qui, partout, a fait d’abord apparaître au grand jour un sentiment ethniquement diffus, qui a catalysé ensuite les tendances nationalitaires souvent divergentes, qui a durci enfin, autant que faire se peut, le noyau de la nébuleuse nationale.Lente découverte d’une double identitéReste le dixième élément, dixième moment: celui de la prise de conscience d’une double identité, identité personnelle des individus et identité nationale de l’ensemble. C’est l’importante question du «Que suis-je?», permanente chez tous les peuples «en construction nationale», et qui ne reçoit de solution, avec les soins de l’État et la volonté d’être de ces populations, qu’avec le temps. Les hommes des nations «faites» s’étonnent de cette question, la plus importante, cependant, dans le processus des «constructions nationales», car leur identité ne constitue, ni pour eux, ni pour leur nation, un problème. Il est intéressant de calculer combien de fois un Slovaque né au début de ce siècle, ou un Croate vivant entre 1890 et 1945, ou un Bosniaque d’avant l’annexion de 1878, ou certains groupes ethniques situés en Amérique latine ou en Afrique ont changé de nationalité. De plus, il n’est pas besoin de s’étendre sur le nombre considérable d’ethnies englobées dans les États afro-asiatiques. Tout cela est aggravé par la confusion de deux concepts, cependant bien différents: nationalité et citoyenneté. Psychologiquement, l’ambiguïté des appartenances successives complique encore la «discohérence» issue des divergences culturelles conduisant à des structures mentales parallèles et donc ne se rencontrant que dans l’infini humain, si l’on peut dire, mais dont chaque série représente une conscience. Le bilinguisme empirique, de fait, contribue à maintenir cette dis-cohérence et à compliquer la solution du «Que suis-je?». Il en va de même quant à l’identité nationale de nations non pas sans histoire – argument trop souvent repris –, mais sans histoire écrite et au sein de laquelle formes précoloniales, formes coloniales, formes indépendantes proclamées mais non encore vécues, interfèrent d’une manière discontinue: on ne récupère pas le passé – cette «récupération» qui est pourtant l’un des moteurs des indépendances –, comme on retrouve un trésor caché. Ce passé, en vue de l’identité nationale, est, pour les nations «en construction», à reconstruire. Toutes les vagues ont connu, et les nations «faites» connaissent, cette reconstruction historique, qui doit passer du discontinu de l’événement au continu de la culture globale, l’un des fondements de l’identité nationale.Les nations construites avant la première vagueUne fois énumérés ces dix éléments ou moments principaux de la construction nationale, plusieurs questions demeurent.En premier lieu, ces dix éléments représentent-ils dix moments, dix phases qui se succéderaient dans le cadre d’un déterminisme global et multiple? Dans l’ensemble, il apparaît qu’on puisse répondre affirmativement, sans qu’il faille pour autant admettre l’autonomie de ces éléments ou de ces moments, l’ensemble se profilant en filigrane dans les premiers et dans chacun de ceux qui apparemment suivent; tel ou tel peut à un moment donné prédominer par rapport aux autres; ceux-ci, cependant, persistent, sous-jacents.La deuxième question, plus importante encore, est de se demander si, antérieurement aux trois vagues reconnues comme «nationales», un processus similaire a présidé à la naissance de nations telles que la nation française, voire la nation espagnole ou même la nation allemande. On retrouve la désagrégation des empires, qu’il s’agisse de la fin de la domination romaine en Occident, du Bas-Empire d’Orient, du Saint Empire romain germanique ou de l’Empire de Charles Quint: ce premier élément semble permanent comme condition d’apparition de nations, même si celles-ci sont très différentes de la nation moderne, et plus encore de la nation contemporaine. On constate aussi la même attitude vis-à-vis du privilégiement d’une ethnie: la romanité disparaît avec l’Empire d’Occident; le Saint Empire, en tant que dominante ethno-culturelle, disparaît avant que naissent les royaumes déjà «héritiers»; et la «nation chrétienne», autre forme de privilégiement, disparaît avec les schismes, générateurs de regroupements nationaux. L’adaptation du deuxième élément ne semble donc pas impossible. Il est non moins évident que les rôles respectifs de ce que l’on ne nommait pas encore intelligentsia, ni masses populaires, mais qui n’en existait pas moins, seraient susceptibles d’adaptation à notre schéma: les fonctionnaires, qui «savent», ne sont plus romains dans la désagrégation de l’Empire, et les universités ou les collèges se partagent en «nations», quel que soit le sens exact du terme, tandis que les masses paysannes, contrairement aux citadins qui, eux aussi, «savent», sont étrangères, dans leur ignorance, aux regroupements ethno-nationaux des clercs et de la bourgeoisie des villes: du citadin au citoyen, la proximité n’est pas seulement d’ordre étymologique; l’un et l’autre jouissent de droits, alors que le paysan demeure sujet. Le cinquième et, partiellement, le sixième élément sont plus délicats à retrouver: récupération d’un passé, récupération d’un espace. En ce qui concerne le temps, en effet, il faudrait qu’il y ait eu création d’un passé national, d’une durée nationale. La Reconquista, en Espagne, est toutefois un exemple d’une politique de récupération du temps, même si cette politique est plus royale que nationale; la Reconquista était récupération d’un passé de «nation chrétienne», y compris dans les mœurs populaires, l’un des fondements de la nation. Les «guerres» entre cette mosaïque de possessions royales, princières, seigneuriales, en Allemagne, en France, même menées avec des mercenaires (et ce ne fut pas le cas le plus général), représenteraient, dans notre hypothèse, la mise en forme d’un espace spécifique dans lequel langue et culture commençaient à former un tout: les universités allemandes, au service des princes, formaient des clercs pris hors de la noblesse, qui affinèrent et durcirent des cultures. Faut-il rappeler que la nécessité de la «reconnaissance» par d’autres puissances a commencé avec la féodalité et s’est perpétuée, pour princes, rois et empereurs, tant que dura la suprématie de la Rome catholique? Et le «parti protestant», les Frondes diverses, les Réformes et Contre-Réformes, les volontés de puissance (volontés royales, mais déjà étatiques, s’appuyant sur des groupes humains de cultures proches) façonnèrent partout les nations, même si le modèle français est exemplaire et quelque peu unique, avec des «partis» comme étais, des États comme coffrage, comme au cours des trois vagues fondamentales de la construction nationale. Enfin, même dans les «nations faites» malgré la longue durée de vie en commun, malgré les centralisations étatiques, malgré l’histoire écrite et enseignée «nationalement», la question essentielle et dernière du «Que suis-je?», non résolue et déchirante dans les pays actuellement «en construction nationale», se pose par exemple au sein de régionalismes divers, en France même.Toute nation, selon des règles fixes, seulement esquissées ici, est, sans cesse, «en train de se faire et de se défaire»; elle est perpétuellement «en construction».
Encyclopédie Universelle. 2012.